Ethan Lacan n’avait a priori rien d’exceptionnel. Certes, son nom de famille pouvait évoquer deux ou trois bricoles aux plus intellectuelles de ses relations, mais heureusement pour lui il en avait peu, et cela n’était valable qu’au pays de Molière. Ailleurs, il redeviendrait un jeune homme assez insignifiant et relativement discret, si du moins il ne souriait pas. Car tout le charme d’Ethan résidait sans aucun doute dans cette manifestation d’amusement, de bonne humeur (chose rare ces temps derniers), ou de sincère sympathie. Heureusement là encore, il s’apprêtait à faire un long voyage dans un pays où le sourire n’était selon la rumeur pas un sport national, contrairement à beaucoup d’autres choses qui laissaient notre héros perplexe, comme par exemple cette manie de dîner à dix-sept heures. Vous l’aurez compris : ayant galamment et avec un altruisme certain décidé d’accompagner sa jeune sœur Alice, qui avait reçu une offre d’emploi alléchante au sein de l’équipe de rédaction de La Gazette du Sorcier, Ethan s’apprêtait à partir avec elle en Angleterre, terre qui lui semblait presque aussi hostile que le monde du travail dans lequel il devrait bien se replonger un jour ou l’autre. Paresseux, mais conscient que ce départ était pour lui une occasion exceptionnelle de se défaire de l’étau dans lequel son père avait tendance à l’enfermer, il n’avait pas trop traîné des pieds lorsque ce projet avait été proposé, puis concrétisé. Alice était impatiente : à seulement vingt ans, elle avait déjà rédigé un nombre considérables d’articles parus dans les plus grands journaux du monde sorcier français, et c’était un défi pour elle que de se lancer sur le marché anglophone, passionnée comme elle l’était par le Royaume Uni et tout ce qui s’y rapportait (oui, y compris les heures des repas). Et cependant… cependant, Ethan redoutait un peu ce changement d’univers, lui qui parlait un bon anglais uniquement lorsqu’il était d’humeur à le faire. Le reste du temps, le jeune homme hochait la tête en souriant, comme beaucoup de touristes d’ailleurs, et se contentait d’avoir l’air particulièrement stupide lorsque son interlocuteur l’abordait directement et sans qu’il s’y attende. Alors, une fois propulsé en plein cœur de Londres et sans Alice pour lui servir d’interprète, il allait devoir y mettre du sien, et son flegme français le lui interdisait en général.
- Ethan, Alice, votre père veut vous parler !
Tiré de ses pensées par la voix chantante de sa mère, Ethan soupira. Thibaut Lacan ne s’abaissait pas à crier du bas des escaliers pour appeler ses enfants, mais déléguait volontiers cette responsabilité à sa femme, Brigitte. Et en général, cela ne présageait rien de bon. Aussi Ethan descendit les marches en sautillant, pour arriver dans la salle à manger où son père l’attendait, assis à la table ronde. Si cette configuration aurait pu rappeler la légende du Roi Arthur à certains de nos lecteurs, qu’ils se rassurent ; dans ce pavillon moderne et fonctionnel de la banlieue parisienne, aucun des membres de la famille n’avait un rôle de chevalier. Ethan, assez fier de sa marque d’humour intériorisée, afficha un air goguenard qu’il dut changer en expression d’innocent questionnement lorsqu’Alice fit son entrée. Occupée à préparer une ratatouille dont elle seule avait le secret, Brigitte se mit à fredonner ce qui aurait pu ressembler au générique du Magicien d’Oz tandis que les deux enfants s’asseyaient et fixaient d’un air intrigué une photographie que leur père leur présenta sans mot dire. Une jeune femme d’une vingtaine d’année à peine les regardait en souriant, tenant d’une main ferme ses longs cheveux blonds afin qu’ils ne lui passent pas devant le visage. Elle était belle, et ce détail retint l’attention d’Ethan au point qu’il en oublia l’essentiel.
- C’est une moldue ? La photo est immobile, comme les tiennes, Papa,remarqua Alice avec justesse.
- Non, c’est une sorcière, au même titre que votre mère. C’est même la première sorcière que j’ai connue…
Ecœuré à l’avance par l’histoire sentimentale qui allait évidemment s’ensuivre, Ethan laissa son attention décroître jusqu’à ce que la voix de Thibaut ne soit plus qu’un vague bourdonnement, et que le spectacle d’une mouche collée à un chewing-gum sur le sol de la terrasse devienne un divertissement fascinant.
- Je suppose qu’Apolline est décédée aujourd’hui. Ça expliquerait le fait que j’aie recouvré la mémoire en ce qui concerne Gabrielle et notre histoire. Je ne peux pas croire qu’elle ait refusé de lever ses sortilèges pendant trente ans, cette garce !
Soudainement réveillé par le ton colérique de son père, Ethan prit un air contrit, avant de constater qu’Alice affichait plutôt une mine choquée et catastrophée qui paraissait être plus de circonstance. Son absence avait dû durer un bon moment. Qu’importe, sa sœur lui résumerait toute l’histoire pendant leurs premiers jours de vie londonienne. Après tout, c’était le genre d’histoire que les filles aimaient : une pincée de romance, un soupçon de gaieté, et une bonne grosse poignée de tragédie.